dans tes souvenirs, raconte-nous la première fois où tu as été confronté au « mal ». quelles étaient alors tes options et quel a été ton choix ? ✚ Elle le connaît depuis toujours. Le mal, c'est l'autre. Celui qui se croit supérieur parce-qu'il peut tenir une excroissance entre ses doigts. Son handicap le rend plus puissant, mais pas plus fort. Il suffit d'écraser le pied contre ce morceau de peau qui dépasse pour le mettre à genoux et le faire pleurer. Dès lors qu'il ne sent plus que ça, qu'il est seulement capable de se focaliser sur la douleur entre ses jambes ; le dominant devient dominé. Quand on a grandi dans ce genre d'endroit, sortir une arme et s'en servir n'a rien de trop compliqué. Même pour abattre son grand frère. C'est facile, c'est comme un jeu. Sauf qu'on le regrette après, pendant longtemps. tes choix de vie t'ont-ils déjà apporté des ennuis ? ✚ Légalement, elle s'en est toujours sortie. Moralement, ça l'obsède parfois la nuit. quelle importance accordes-tu à l'humanité dans son ensemble ? comment te comportes-tu socialement ? ✚ Muniya a son propre concept d'humanité. Quand elle débarque chez un type pour lui défoncer la gueule à coup de pied-de-biche, elle œuvre en faveur du bien. La tronche ensanglantée et la dentition abîmée portent un message important : respecte les femmes ou elles reviendront te faire chialer plus fort, connard. serais-tu plutôt la « tête » ou la « main » ? ✚ Elle n'exécute aucun ordre et n'en donne à personne. Muniya a sa propre tête et ses deux mains. quelles sont tes pires craintes et tes plus grandes angoisses ? ✚ Que son refuge soit détruit. De toute manière, si ça arrivait, elle resterait au même endroit pour le reconstruire. Elle se servirait des ruines, elle irait récupérer des trucs un peu partout. Des femmes, surtout, pour soutenir les fondations. C'est la mentalité des bidonvilles ; on a pas besoin de grand chose pour exister, juste d'être là. dans ces adjectifs, le(s)quel(s) te définis(sent) le plus ? (indique les en gras) ✚ improvisation, impétuosité, rêverie, instabilité, adaptivité, sens pratique, intuitivité, négligence, gaspillage, passivité, habitude, introversion.
« Aucune femme ne vous empêchera d'agir, de penser, de croire ou tout simplement d'être à condition que vous ne priviez aucune autre femme de ces libertés. Vous avez donc l'obligation d'accepter l'état physique et mental, le travail, les origines sociales et géographiques ou les croyances de chacune. Les problèmes, s'il y en a, se règlent en dialoguant. Si le problème persiste, nous pouvons en discuter pendant les assemblées. Si nous avons besoin de prendre une décision en particulier pour régler ce problème, alors nous procéderons à un vote. Personne n'a plus d'importance que personne ; toutes les paroles se valent, vous êtes toutes invitées à vous exprimer durant ces temps... Et même en dehors. Si vous cherchez une place où dormir, n'oubliez jamais de demander si ça dérange quelqu'une avant de vous installer. Personne n'a le même rythme de vie, alors les repas ne sont pas partagés – sauf lors de grandes occasions -. Si vous n'avez pas d'argent, n'hésitez pas à demander de l'aide, nous sommes là pour ça. Si vous cherchez un travail, aussi, nous pourront certainement faire quelque chose pour vous. Dans le mois, une médecin vous rendra visite. Les trois premières consultations sont gratuites. Pour les prochaines, si vous n'avez pas les moyens de payer, quelqu'une vous avancera ou le payera à votre place. J'insiste, l'argent n'est pas un problème ; ne vous forcez pas à faire un travail parce-que vous avez besoin d'en gagner. Pour des raisons logiques, les hommes ne sont pas autorisés à entrer. Vous pouvez les retrouver à l’extérieur. Si vous rencontrez un problème avec un homme, ou même une femme, vous pouvez en parler. Vous avez un droit de vengeance. Certaines d'entre nous peuvent rentre visite à cet individu, lui expliquer certaines choses, veiller à ce qu'il comprenne bien. Si cet individu ne saisit toujours pas, nous lui rendons une autre visite. Puis une troisième. Généralement, à ce stade, les choses terminent par être très bien assimilées... Vous êtes en sécurité, ici. Soyez-en sûres. »
En face d'elle, huit femmes. La moitié sont des adolescentes, l'autre des adultes. Elles sont maigres, trop maigres d'après son œil non-expert. Certaines reniflent sans arrêt, d'autres se grattent l'intérieur des coudes. Leurs yeux rouges sont cernés de noir. Celle qui les a amené ici, la seule qui semble intéressée par sa présentation, lui a expliqué qu'elles vivaient toutes ensemble de l'autre côté du bidonville, dans une maison tenue par des types enragés et qui fait office de bordel. En voir arriver des nouvelles lui brise toujours autant le cœur, pourtant Niya ne laisse rien paraître. Elle se tient droite face à elles, les mains croisées dans le dos. Le ton de sa voix donne l'impression qu'elle détient la vérité absolue. « Vous ne valez pas rien, vous êtes précieuses. » Aucune n'ose relever les yeux. Ces femmes ont l'air d'avoir honte d'être là, honte d'être elles, honte d'exister. « Vous êtes fortes et extraordinaires. » Elle pense sincèrement que les femmes ont plus de courage et qu'elles sont plus persévérantes. Alors c'est tout naturellement qu'elle le répète, constamment, à toutes celles et ceux qui ne semblent pas en avoir conscience.
Cependant, Muniya Roy ne croit pas l'être.
Comme l'ensemble de la population, elle est le fruit d'une éducation machiste.
Toute une partie de sa vie, elle s'est appliquée pour être une fille bien, le genre qu'on a envie de respecter, qu'on veut courtiser, avec laquelle on aimerait bien se marier et à qui on voudrait faire des enfants. Gamine, son frère lui disait de ne pas jouer avec les garçons. Plus grande, il lui interdisait de leur parler. Il l'embêtait constamment pour savoir si elle avait un petit ami ou s'il y avait un garçon qu'elle préférait plus que les autres. Niya répondait toujours non de la tête en levant les yeux au ciel, alors il lui disait que c'était surprenant, qu'une aussi jolie fille devait tous les rendre fous-amoureux. Ça le faisait rire un moment, puis Muniya prétextait un rendez-vous avec ses amies. Quand son frère l'a découvert, il n'a pas apprécié la cachotterie. Il a envoyé le petit-ami à l’hôpital et la petite sœur dans sa chambre. Pendant longtemps, cette trahison lui a valu d'être renommée 'traînée' et l'interdiction de sortir durant plusieurs semaines. Puis il est revenu, un soir, l'air profondément désolé d'avoir agi ainsi, tout en précisant que c'était aussi de sa faute, qu'elle n'aurait pas dû lui cacher ça. Il lui a expliqué que les filles biens devaient faire attention, qu'elles ne devaient pas se laisser avoir par les hommes, qu'ils étaient généralement sans scrupules, que ça les amusait de briser des cœurs. Il a pris sa voix la plus douce et l'a tiré dans ses bras quand il a fallu lui faire comprendre qu'il fallait se préserver, qu'une femme ne devait offrir sa virginité qu'à l'homme le plus méritant. A cet âge, Niya l'a écouté d'une oreille distraite. Elle lui en voulait toujours et entendre ces histoires de femmes et d'hommes qui consomment leur amour, si ça ne la dégoûtait plus beaucoup, ne l’intéressait pas le moins du monde.
Concrètement, Muniya Roy n'a vécu aucun grand malheur.
Elle s'est sentie étouffée, mal dans son corps, pas satisfaite de son identité.
Son grand frère avait cette manière de la fixer à chaque fois qu'elle sortait de sa chambre, le matin. Il n'avait pas besoin de grand chose pour considérer que sa tenue n'allait pas. Il lui demandait ce qu'elle cherchait, Niya ne comprenait pas, alors il précisait : « Tu veux qu'on te remarque ? » Elle ne saisissait toujours pas ; ce n'était qu'un pantalon et un pull pour elle, des vêtements simples. Ni les plus beaux, ni les plus moches. « Cache-moi ça. » Son frère avait réalisé avant elle que sa poitrine commençait à se transformer. Pour elle, ce n'était pas grand chose, ça ne méritait même pas de porter un soutien-gorge. Forcée de s'y intéresser, elle s'est regardée dans le miroir pendant des heures. De face, puis de profil. Dès lors, elle a eu l'impression que les autres ne voyaient que ça. Que les garçons, et les filles aussi, se focalisaient seulement sur ces corps qui n'arrêtaient pas de se modifier. Muniya a décidé de se cacher dans des vêtements amples. Elle a dissimulé ses premières règles comme si elle en avait honte ou qu'il s'agissait d'une maladie handicapante. Faut dire, aussi, qu'elle n'avait aucune raison de s'en réjouir ; ça ne lui faisait pas du bien. Au même moment, Niya n'a plus été à l'école, alors elle est restée avec son frère. En échange d'un peu d'argent de poche, elle lui rendait des services. Des trucs que tous les gosses des bidonvilles font : se cacher sur les toits pour alerter les autres de la présence de policiers, effectuer des livraisons, surveiller les frontières de chaque territoire. Ça l'amusait de courir partout en portant une arme.
Muniya craignait son grand-frère comme elle aurait pu craindre son père si elle en avait eu un.
Avoir une mère lui aurait peut-être permis de comprendre certaines choses concernant la nature de chacun : les filles deviennent des femmes. A partir d'un certain âge, elles saignent une fois par mois et elles ont des poils qui poussent à certains endroits du corps. Il faut l'accepter.
Niya a toujours eu du mal. Elle a toujours désiré être comme son frère et les types qui traînaient avec lui ; ils se sont toujours appliqués à lui rappeler leurs différences. Elle pouvait bien se comporter ou parler comme eux, s’intéresser aux mêmes choses qu'eux, il y en avait toujours un pour parler d'hormones dès que son agacement était un peu trop visible. Puisque Muniya n'était jamais prise au sérieux, elle a fini par se dire que ça ne servait à rien de parler. Elle est devenue cette femme quasi-invisible qui agissait selon la volonté de son grand frère de chef. Elle a accepté de frapper d'autres femmes pour récupérer de l'argent qui ne lui appartenait pas, elle en a tué juste pour prouver aux autres qu'elle était capable de le faire. Niya voulait qu'on l'accepte comme un membre à part entière, alors elle a refoulée toutes les qualités qu'on assimilait volontiers aux femmes ; elle n'était pas souriante, pas serviable, pas jolie, pas polie, pas douce, pas gentille, pas émotive, pas féminine. Elle n'aimait personne, même pas son frère qu'elle détestait un peu plus chaque jour. A ses vingt ans, peut-être un peu avant, peut-être un peu après, il a commencé à lui parler de projets, de songer au mariage et à fonder une famille. Il lui a parlé des types, des amis disait-il, qui trempaient dans le même genre d'affaires que lui. Il lui a demandé de faire attention à ses vêtements, à ses cheveux. Il lui a demandé d'être belle devant eux. Il lui a promis qu'il ne laisserait aucun homme lui faire du mal, il a juré qu'il buterait le premier qui oserait.
C'est vrai, elle aurait dû prendre de meilleures décisions et s'affirmer un peu plus.
Un soir, l'envie s'est pointée comme ça, sans raison particulièrement valable. Ils étaient seuls à la maison, l'un en face de l'autre, dans la cuisine. Elle a tiré son arme pour la pointer sur son frère, l'air peu déterminée.
« - Tu fous quoi ?
- Je sais pas, qu'elle a d'abord répondu.
- Baisse ta putain d'arme, alors !
- Non. Ferme ta gueule, s'il te plaît.
- Q-quoi ?! Arrête tes conneries, bordel, arrête ça !
- …
- Niya !
- Tu t'es déjà dit que je pouvais être ton bras droit ? (Il rit avant de se rappeler que le canon d'un flingue est braqué sur lui) J'ai toujours été plus maligne que les débiles qui traînent avec toi. Plus intelligente que toi, aussi. Si tu pensais pas qu'à niquer et à consommer ta propre marchandise, tu serais riche (Il ne relève pas l'insulte, conscient de sa position de faiblesse). Quand est-ce que t'as décidé que je méritais pas d'avoir autant que vous, si ce n'est plus ?
- Niya, regarde-nous.
- Quoi ?
- Je croyais que tu étais plus intelligente.
- Tu crois que c'est le moment de déconner ? Tu veux que j'te bute ?
- Tu vas pas le faire.
- Tu penses ?
- T'as pas les couilles, qu'il donne en guise de réponse ultime. »
Alors, ouais, Muniya Roy n'est ni formidable, ni précieuse, ni forte, ni extraordinaire.
Elle a juste été blessée dans son ego.
Si elles savaient, elles voteraient à l'unanimité pour son départ, sans débattre, se dit-elle.